16 Octobre 2017
Le 3 juillet 2017, Anne d’Orazio a soutenu une thèse de doctorat en Aménagement de l’espace-Urbanisme consacrée à l’habitat participatif à l’Université de Paris Nanterre. Plus précisément, elle a étudié toutes les formes de coopération entre habitants qui ont permis son avènement. Des mobilisations militantes des années 70 en faveur de l’habitat groupé autogéré, en passant par les mobilisations citoyennes des années 2000 et jusqu’à son inscription dans la loi ALUR, la chercheuse nous invite à une « exploration d’un monde en construction » remarquablement documenté, et auquel nous sommes fiers que notre projet Diwan (un des cas d’école analysé dans la thèse) ait pu contribuer à sa modeste échelle. Interview.
J’ai obtenu mon diplôme d’architecte à l’école d’architecture de Paris la Villette (qui à l’époque s’appelait UP6 et dans laquelle j’enseigne depuis 1995). UP6 était une école connue pour ses engagements dans des luttes urbaines, parmi lesquelles certaines initiatives d’habitat groupé autogéré. Par ailleurs, en tant qu’architecte, j’ai été appelée à faire une étude pour la ville de Montreuil sur le devenir d’un quartier populaire auto-construit dans les années 1900. Ce travail a été le support de mon sujet de master en urbanisme lorsque j’ai repris des études en 2005 à l’Institut d’Urbanisme de Paris.. J’ai alors tenté de comprendre comment cette communauté organisé en « petite Italie » avait résisté à la pression foncière et noué, bon gré, mal gré, un rapport avec la collectivité locale et l’action publique. Ce qui m’intéressait particulièrement, c’était de décrypter les formes de coopération entre les habitants et la question de l’autonomie de ceux-ci dans l’organisation de leur cadre de vie. C’est à partir de ces questions-là que j’ai décidé de prolonger mes recherches dans le cadre d’un doctorat. Il se trouve qu’au même moment, le mouvement Habicoop naissait à Lyon, et le mouvement du MHGA (Mouvement de l’habitat groupé autogéré) qui avait émergé dans les années 70, renaissait également. Comme je suis personnellement et professionnellement installée à Montreuil, qui concentre beaucoup d’expériences sur ce terrain là, tout s’est mis en lien. Enfin, en 2007, paraissait le livre de Marie Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch, « Changer la vie ? Les classes moyennes et l’héritage de mai 68 », dans lequel elles revisitent une opération autogestionnaire à Angers et s’intéressent à la manière dont ces questions font retour dans les débats contemporains. Marie-Hélène Bacqué étant par ailleurs connue pour ses travaux sur la participation des habitants, je lui ai soumis mon projet de thèse qu’elle a accepté de diriger.
En 2008, quand je commence formellement mon travail de terrain, on ne parlait pas encore d’habitat participatif. Le terme d’autopromotion était peu diffusé. On voyait re-émerger le terme d’habitat groupé. Quant au terme d’autogestion, il avait complètement disparu du vocabulaire des nouveaux militants parce que trop connoté politiquement selon leurs dires. 2008, c’est aussi le tournant des élections municipales, avec l’arrivée massive des écologistes dans les équipes de plusieurs villes de France. C’est aussi un tournant du point de vue de l’action collective citoyenne, entre autre sur les questions urbaines. Face à un certain essoufflement de la participation citoyenne de proximité, qui avait été institutionnalisée notamment à travers les conseils de quartier, l’habitat apparait comme une façon de recréer du débat public. C’est enfin le moment où les membres historiques de l’association de l’habitat groupé autogéré (MHGA) se réorganisent sous le vocable de « Eco-habitat groupé ».
En tant que chercheuse, j’ai opté pour une position « d’Insider », ou ce que l’on appelle aussi la « participation observante ». Je me suis mise dans les pas de l’association Eco-habitat groupé pour suivre son évolution. Et ce que je découvre, c’est un milieu militant complexe et hétérogène, avec des rapports de pouvoir, de volonté de leadership, chacun revendiquant des choses différentes, de l’habitat autogéré aux coopératives d’habitants, en passant par l’habitat solidaire. Chacun se développant sur ce que j’ai appelé des « terreaux territoriaux », qui renvoient à des territoires où s’imbriquent historiquement à la fois des cultures et traditions de militance et des initiatives et expériences de production de formes d’alternatives ou d’innovation sociales. C’est donc dans des territoires propices et réceptifs que se développent toutes ces associations. Elles ont, en 2008, encore du mal à dessiner un mouvement, mais elles visent la même chose : interpeller l’action publique. Que ce soit pour changer la législation et obtenir une reconnaissance de la Coopérative d’habitants, faire du lobbying, ou plutôt rechercher une forme de coopération avec les acteurs locaux… Autant de choses que je commence à décrire, documenter, cartographier. En parallèle de cette observation de la production de l’organisation et du discours, je m’intéresse à ce qui se passe concrètement sur le terrain à l’échelle des projets. En pratique, il s’agit de voir comment les acteurs se « débrouillent » par rapport à la fabrication de l’urbain.
Habicoop, qui était l’organisation la plus structurée et sûrement la plus stratégique, organisait dès 2007 des rencontres nationales dont l’audience n’a cessé de grandir au fil des années. Il y a eu celles de Lyon, Toulouse, puis Bordeaux en 2008 qui est une première plaque tournante, avec l’arrivée des dynamiques venues de l’Ouest et de la Bretagne, davantage tournées vers l’habitat solidaire. A Nantes en 2009, on voit émerger la dynamique strasbourgeoise de l’autopromotion, inspirée des « Baugruppen » allemands. L’autopromotion porte un discours très pragmatique et tous les collectifs et associations en présence prennent conscience qu’entre eux, au mieux ils organisent la concurrence, alors qu’ils ont besoin au contraire d’un étendard commun, d’une initiative aboutie à partir de laquelle ils pourront communiquer et mobiliser : la réalisation de l’immeuble « Eco-Logis » à Strasbourg leur offre cette opportunité. Du coup, les rencontres de 2010 se tiendront dans la capitale alsacienne, où l’on assistera à l’intronisation de l’habitat participatif dans l’institution. Non seulement ces « Rencontres de l’habitat participatif » seront adossées aux journées européennes des écoquartiers et portées avec la Communauté Urbaine de Strasbourg, mais les collectifs associatifs seront reçus au parlement européen et accueillis par le maire de Strasbourg… Pas d’autre choix pour les associations que de construire un discours de l’union pour se tenir face à l’acteur public.
Les élus présents lors de ces rencontres, en grande majorité écologistes, vont avoir un débat sur la nature de ces dynamiques citoyennes et s’interroger sur la façon dont ils doivent se saisir de ces questions : qui doit définir le mode de production de l’habitat ? Qui est garant de l’intérêt général ? Qui doit fabriquer la politique de l’habitat ? C’est au terme de cette rencontre que va se décider la création d’un réseau des collectivités locales engagées dans l’habitat participatif. Pour ces élus, nouveaux dans leur fonction pour la plupart, l’habitat participatif constitue une manière d’exister comme élu local sur une thématique alternative, de se donner du crédit nationalement et localement, de faire la preuve de la qualité de son engagement politique et institutionnel. On assiste alors à l’ouverture d’un nouvel espace de négociation : comment organiser la coopération entre ces dynamiques militantes, qui au départ sont flattées de la place qui leur est faite et en même temps craignent la récupération ?
Le 2ème grand temps de l’institutionnalisation, c’est effectivement l’élection présidentielle de 2012 et l’arrivée de Cécile Duflot au ministère du logement, qui va donner une véritable accélération. Pour moi qui au départ m’intéressais surtout aux dynamiques militantes, je dois prendre en compte qu’elles sont traversées par la question politique et le régime de coopération qu’elle accepte ou organise avec les démarches portées par les habitants. J’ai donc reconfiguré ma thèse pour qu’elle embrasse aussi cette dimension là, et contribuant en tant que chercheuse à une forme d’expertise auprès des collectivités locales, j’ai pu participer également aux ateliers de préparation de la loi ALUR dont un des objectifs était de définir un cadre législatif pour l’habitat participatif (Société d’autopromotion, Coopérative d’habitants, etc…).
Pour étudier ce qui en parallèle se passait dans la sphère des habitants, j’ai choisi 4 initiatives qui sont un peu emblématiques de différentes périodes, toutes situées en région parisienne : le Kolkhoze à Saulx-les-Chartreux datant des années 70, Couleur d’orange à Montreuil des années 80, qui s’inscrit dans un contexte de reconversion des friches urbaines, Diwan à Montreuil en 2000 qui marque l’avènement des premiers dispositifs d’autopromotion, et enfin Diapason, à Paris, en 2010 qui fait partie de nouvelles formes de mobilisation. C’est une opération qui n’a pas vu le jour mais qui permet de s’intéresser aux épreuves des collectifs d’habitants. J’analyse à la fois la manière dont se constitue ces collectifs, comment ils deviennent collectivement maîtres d’ouvrage ou promoteurs. Je m’intéresse à l’acquisition des compétences chez les habitants et en miroir, à ce que cela change dans la pratique des professionnels (architectes, etc.) et à ce que ces opérations nous disent de la fabrication de la ville et de l’articulation aux politiques publiques locales.
Ces opérations ouvrent le champ des possibles là où l’action publique locale, dans ses pratiques ordinaires, ne sait souvent pas apporter de réponses. On redonne de la valeur à des ressources foncières, urbaines que les formes conventionnelles ne savent généralement pas traiter à une maille très fine. Ce sont des opérations qui gagnent dans leur capacité à régénérer les tissus et des formes urbaines de proximité. Elles traitent les questions à une micro-échelle.
Au niveau de sa reconnaissance institutionnelle, on peut considérer qu’il y a une trajectoire positive de l’habitat participatif – une autre thèse sur le sujet traite cette question en terme de « carrière »- toutefois cette trajectoire ascensionnelle est le fait d’un « moment » singulier. Il y a un équilibre très particulier circonscrit par les mandats municipaux de 2008 et de 2014. Les choses aujourd’hui doivent être nuancées et la trajectoire est plus floue, les résultats en termes de production se font attendre. Si les coopératives d’habitants avaient besoin d’un statut ad-hoc et d’un régime de droit pour faire valoir l’existence des dispositifs de propriété collective, pour tous les autres régimes, et en particulier les sociétés d’autopromotion, on peut se demander s’il était bon de légiférer. Force est de constater que dans la pratique, pour des raisons un peu complexes à expliciter ici, la loi ALUR fait plutôt la part belle aux professionnels institués. Le discours qui avait pour objet de remettre au cœur l’initiative habitante et militante a fabriqué à son insu la consécration des dispositifs très classiques de pratiques. Cela ouvre à de la production alternative certes, mais ce n’est pas celle que les militants de la première heure avaient en tête. C’est un paradoxe assez essentiel qu’il ne faut pas négliger. Par ailleurs, depuis la dernière présidentielle de 2017, la fenêtre d’opportunité par rapports aux institutions s’est refermée : il n’y a plus aucun élu dans l’exécutif ou au parlement pour porter ces questions, quelle que soit la couleur politique.
Du côté des bailleurs et des Coop HLM, il faudra du recul pour voir ce que l’habitat participatif va produire, s’il va toucher un public plus large ou rester une niche pour ces « aventuriers du quotidien » que décrivaient les sociologues. Va-t-il modifier le rapport aux communs, à la propriété, au collectif ? Il y a aussi le revers de la médaille, une vision un peu néolibérale de l’autogestion qui peut être une façon de se défausser ou de renvoyer l’usager au « self-management ». Quand on entend les bailleurs sociaux dire que l’habitat participatif responsabilise le locataire ou l’habitant sur la gestion quotidienne, qu’est-ce que cela signifie exactement ? Mais force est de constater qu’il y a de la demande et que le concept s’est diffusé. La catégorie « Habitat participatif » s’est imposée. Le concept de « maîtrise d’usage » aussi. Chez les élus, les techniciens, les jeunes architectes, les professionnels de l’urbain, la question de la participation des habitants est désormais très présente, c’est une véritable préoccupation. Un nouveau cycle de formation à destination des professionnels est en cours de montage avec l’école d’architecture de la Villette, l’Institut d’Urbanisme de Paris et de l’Ecole des Ingénieurs de la Ville de Paris autour de l’intégration de la participation dans la programmation architecturale et urbaine, et je vais moi-même dans ce cadre proposer un module sur l’habitat participatif. Nous sommes aujourd’hui plusieurs enseignants-chercheurs à traiter de cette question à l’université comme dans les écoles d’architecture. De ce point de vue-là, il y a de l’intérêt et des attentes chez les professionnels en poste ou en formation. Si on met de côté l’amertume légitime des associations militantes de la première heure face à cette institutionnalisation qui s’effondre, en 10 ans, il y a clairement des repères qui ont bougé. L’émergence de l’habitat participatif a également permis de rouvrir des débats, notamment sur la difficulté de gestion des petites copropriétés. On voit aussi que les promoteurs classiques s’approprient cette idée en travaillant davantage sur l’usage et pas seulement sur la vente de mètre carré. Il existe un espace global de négociation, avec des échanges forts, qui va de la contamination à la domestication des revendications des militants, dans le discours institutionnel. Et j’ai observé que tous ces acteurs décrivent un monde de l’habitat participatif qui se constitue avec l’idée d’être le support de transformations, d’une part de l’action publique, mais aussi des pratiques opérationnelles.